DIXIÈME ÉTAGE



Marie a trouvé une forme éblouissante qu'elle n'a jamais connue. Elle est euphorique, plus qu'elle ne l'a été depuis des semaines, voire des années. La douleur est son alliée, son amie. Elle l'accompagne, la soutient, lui rappelle qu'elle est en vie. Seuls les morts n'éprouvent ni fatigue, ni douleur. Son souffle est régulier, ses pas ont pris un rythme léger. Son esprit est vide de toute pensée parasite : elle est en paix.

Pourquoi s'embêter à acheter en même temps de la litière et de l'eau ? Parce que Jean-Michel aurait pété un plomb s'il n'avait pas eu son eau minérale, et la caisse du chat ne peut attendre une heure de plus pour être changée. Ça commence à embaumer tout l'appartement.
Jean-Michel ne veut pas voir ce chat au début. Il l'évite au maximum et le fait violemment dégager d'un coup de pied si celui-ci croise son chemin. Le chat est malin, il croise très peu son chemin à présent.
C'est un chat assez jeune, entre deux et quatre ans, pas très beau, pas très joueur ni très câlin. Il aime beaucoup la nourriture et Marie. Il s'appelle Toby, comme Toby le chien sauf que c'est un chat.
Marie le trouve deux jours après avoir emménagé dans l'appartement ; il erre sur le parking, sale et maigre. Elle lui descend un bol de lait, il le boit vite et s'en va. Ce manège se répète durant une semaine. Jean-Michel est présent, elle n'ose pas remonter l'animal. Puis il part quelques jours, alors avec toujours le même bol et du lait, elle attire le chat dans l'immeuble et l'attrape. Il n'est pas très heureux, la griffe un peu. Une fois dans l'appartement, il pisse partout et casse de la vaisselle ; après quelques heures, il s'habitue à ce nouvel environnement et reste tranquille.
Durant deux jours, Marie l'apprivoise, le lave, le nourrit et bientôt, il ressemble à un animal domestique. Lorsque Jean-Michel revient, il pique une crise, la frappe mais ne jette pas le chat dans la rue. Roger est contre également, il n'aime que les chiens, les gros chiens de garde. Marie s'en moque, c'est son animal de compagnie, bien qu'on ne puisse pas dire qu'il lui appartienne vraiment.
Depuis quelques jours, Toby ne va pas très bien. Il mange peu, dort beaucoup et miaule de manière étrange. Marie n'a pas assez d'argent pour payer une visite chez le vétérinaire ; elle lui achète d'autres marques de nourriture, des gâteries pour animaux de luxe mais il boude tout cela. Jean-Michel cesse de persécuter l'animal. Il ne s'inquiète pas pour autant mais au moins ne lui donne plus de coups de pieds. Il dit à Marie que ça va s'arranger, ça va lui passer, il a peut-être mangé quelque chose de mauvais, comme une plante verte...
Hier, peu de temps avant l'arrivée de Jean-Michel, Marie a trouvé le chat allongé sur le coté, au milieu d'une flaque de vomissure jaunâtre. Il s'est vidé de toute sa bile et s'est écroulé sur place. Il est déjà raide mais encore tiède. 
Marie tombe à genoux devant le petit cadavre et pleure sans discontinuer pendant plusieurs minutes. Elle le ramasse enfin, le dépose dans la baignoire et nettoie le sol avant de laver son animal souillé. Elle le sèche, le brosse et l'emballe dans ce vieux pull sur lequel il avait habitude de dormir puis met le tout dans un sac poubelle. Elle pleure de nouveau lorsque Jean-Michel arrive. Il s'en fout.
Cette nuit, elle reste plusieurs heures éveillée, à penser à ce corps mort dans la cuisine, à se demander si son " fiancé " ne l'aurait pas nourri avec un aliment particulier. De la mort-aux-rats qu'il y a dans la cave peut-être. Elle le hait, déteste cet homme qui dort à ses cotés.
Mais ce matin elle tout oublié. Oubliée, la mort du chat, oubliés, ses soupçons envers Jean-Michel. Elle ne pense qu'à cette litière qu'elle doit changer et ne veut pas voir le sac poubelle noir posé près de la porte de la cuisine. Pour l'instant, elle ne voit que les marches grises qui défilent devant elle.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire