ONZIÈME ÉTAGE




Marie monte encore et encore, gravit toutes les marches de ciment qui la portent vers le douzième étage. Ses pensées se brouillent et s'envolent. Elle mélange tout, passé, présent, futur.

Je vais réaliser tous mes projets. Il faut que je trouve un petit boulot et je peux reprendre la fac. Papa n'est pas contre l'idée que je travaille et s'il donne son accord, Jean-Mi ne dira rien : ils arrivent toujours à s'entendre tous les deux. Jean-Mi a déjà plein de projets, il m'en parle sans arrêt. Il ne veut pas d'enfant. Pas tout de suite. Je suis d'accord sur ce point, il n'est donc pas obligé de surveiller ma plaquette de pilules ni de veiller à ce que je l'avale bien chaque soir où il est présent. Mais dans quelques années, qu'il soit d'accord ou non, je ferai un bébé. Ce ne sera pas grave si ce n'est pas lui le père. Quand même, il a l'air de vouloir faire un bout de chemin avec moi. Il sait déjà quoi faire quand Papa sera mort.

Il est vrai que lui aussi a des projets pour l'avenir. Ils diffèrent de ceux de Marie, mais il y a sa place. Une petite place. Il attend que le vieux crève, ça ne saurait tarder étant donné son train de vie. Marie sera la seule héritière et en l’occurrence, l'héritage est constitué d'un bien immobilier assez conséquent. Et la valeur de cet appartement augmente chaque année : un lotissement assez chic s'est construit derrière la résidence et les H.L.M. qui dévalorisaient le quartier ont été abattus il y a peu, remplacées par un parc avec parcours sportifs, jeux pour les enfants et bacs à caca pour les chiens. Le top de la nature aménagé et rabaissé au niveau des citadins.
Ils revendront l'appartement au prix fort, il est bien trop vaste pour un jeune couple d'amoureux, et s'achèteront une petite maison dans le sud. Pour être plus juste, Marie donnera l'argent et Jean-Michel sa signature sur les actes notariaux. Il ne lui reste plus ensuite qu'à la plaquer et épouser une bourgeoise plus dégourdie que cette conne. D'un autre coté, le fait que Marie soit niaise est un avantage pour le moment : elle ne pose jamais de question et obéit sans broncher à tout ce qu'il lui demande. Il a la belle vie. Son avenir est presque assuré, il peut se rendre à l'appartement dès qu'il veut tirer un coup à l’œil ou manger un vrai repas.
Il s'ennuie à mourir avec elle mais il se la coule douce quand même. Depuis qu'il la lui a mise dans le cul, elle est encore plus effacée qu'avant. S'il l'avait su, il l'aurait fait fait plus tôt, mais avec elle, contrairement aux putes, il faut y mettre les formes. Jean-Michel a l'art et la manière, pense-t-il, et si ça se trouve elle a aimé ça puisqu'elle n'a rien dit. Il se marre tout seul parfois en pensant à elle : elle concrétise en une seule et même personne toutes ses espérances immédiates.
Quant à elle, il lui convient tel qu'il est car elle n'avait justement aucune espérance. Elle n'attendait rien et elle l'a eu, lui. De fait, elle reprend confiance et se met elle aussi à rêver à l'avenir. Elle est d'accord pour revendre l'appartement quand Papa ne sera plus de ce monde, de toutes façons elle y a trop de mauvais souvenirs. Elle est d'accord également pour qu'ils achètent ensemble une maison mais elle pense rester dans le quartier. Elle ne connaît rien d'autre et n'a aucune envie de découverte.
Elle reprend confiance, mais n'a pas l'âme d'une aventurière pour autant. Elle veut étudier, travailler et porter des jupes. Elle veut faire l'amour les yeux dans les yeux et utiliser un peu plus son intelligence. Elle veut voir Roger moins souvent et atteindre enfin la fin de ces marches sans que son sac de litière ne se déchire.

Elle monte trop vite maintenant, cela fait plusieurs fois que le sac de papier cogne contre le mur, et la bouteille ouverte a finalement perdu de son contenu. Marie ne voit rien ; si elle s'en rendait compte, ça lui serait parfaitement égal. Elle arrive.

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