L'ASCENSEUR

( dessin de Archimède, lesombreblog.blogspot.fr )





J'ai trop chaud. Trop, trop chaud. J'ai mal aux mains, les doigts sciés. Je regarde pas, je vais me faire peur. Et où est-ce que j'ai foutues les clefs ? Cette matinée n'a pas de fin. D'ailleurs où est passé le début? ... À boire !! 

Un jour de printemps. Le dernier jour d'avril, excessif et ambitieux qui se prend pour un jour d'été. Demain c'est le premier mai, le repos du guerrier. Mais attention, il va pleuvoir, les orages arrivent : c'est une poupée brune de la météo qui l'a annoncé hier soir. Une poupée avec des seins plus gros que la tête.
Celle qui a chaud, c'est Marie. Elle est jeune et jolie, Marie, quoiqu'en cet instant, ses joues soient rouges et sa peau luisante de sueur, des mèches de cheveux collées à son front. Du coup, difficile de définir leur couleur : blond foncé, brun délavé... Châtain clair est le terme exact. Un look à la Jane Birkin. Marcel blanc et jeans bleus, baskets en toile. Elle est sur le parking d'une résidence, un parking presque vide.
Toute petite, toute frêle sous ce ciel écrasant de bleu.

Putain! Aller faire des courses pour ça ! J'ai les épaules en compote. Il fera plus frais dans l'immeuble, c'est déjà ça. Où j'ai foutu mes clefs ? Toutes façons, faut que je lâche tout pour ouvrir la porte. Jean-Mi dort sûrement, si je sonne, il va hurler !

Elle dépose ce qui l'encombre pour chercher ses clefs qui, finalement, sont dans la poche arrière du jeans, avec la monnaie des courses. De sa main gauche elle pose avec précaution le sac en papier empli de litière pour chat. Dix kilos de ce côté-ci. Et de l'autre, tout aussi précautionneusement, elle lâche le pack de six bouteilles d'eau minérale (Jean-Michel ne boit pas d'eau du robinet). Neuf kilos de ce côté-là. Les clefs retrouvent leur place initiale, et enfin la fraîcheur salvatrice du hall d'entrée. Les néons sont bien moins écrasants que le soleil. Elle repose tout une nouvelle fois devant la porte de l'ascenseur, appuie et patiente en reprenant son souffle.

Deux kilomètres ! Le premier à vide, ça va encore, mais le retour, ça tue ! Fait trop chaud, ce n'est pas normal, on va avoir un été pourri ! Bon, il arrive, l'ascenseur ?! J'ai trop soif. Trimballer toute cette flotte et mourir de soif! Ça ferait un chouette fait-divers dans les journaux. J'suis stupide de m'énerver sur le bouton. Je l'ai appelé une fois déjà, la lumière est allumée, c'est tout bon. J'suis sûre que je pue à cause de cette corvée. Mais si Jean-Mi dort, je ne peux pas me doucher sans le réveiller... Hé ! Ho ! Il vient ou quoi, putain ?! Je n'ai même pas fait gaffe si la lumière était déjà allumée avant que j'appuie. Oh non ! Il est pas coincé au moins ? Sérieux, s'il est en panne, je meurs !

Elle colle l'oreille à la porte, écoute si l'une ou l'autre de ses voisines n'est pas en train de décharger ses courses ou de faire la conversation, là-haut dans les étages, en tenant la porte ouverte. Mais il n'y a aucun bruit, pas même celui de la mécanique hypocrite en action. Elle tape tout de même sur la porte, juste au cas où, transpire pour rien puis renonce. Elle attend encore cinq bonnes minutes, l'oreille en alerte, attentive au moindre bruit significatif. Non, toujours rien. Elle soupire et reprend ses charges. Comme un brave petit soldat en mission, elle se dirige vers la porte du fond : l'escalier.
Son appartement est au dernier étage, le douzième.     

PREMIER ÉTAGE



J'espère que la minuterie tiendra quelques temps ! Je ne veux pas me retrouver dans le noir. J'ai les mains en bouillie, mais si ça continue, quelque chose me dit qu'à l'arrivée, mes jambes vont hurler elles aussi. C'est quoi ces lanières en plastique pourries qu'ils mettent sur les packs d'eau ? Du plastique dur et du carton rigide, exprès pour qu'on se nique les mains ! Peut-être qu'au bout d'un certain temps, on ne sent plus rien. C'est aujourd'hui ou jamais pour vérifier cette théorie, Super Marie  ! Et ça rime en plus ! C'est la chaleur, je vais péter un câble. Et Jean-Mi qui roupille là-haut... De toutes façons, même réveillé, il ne serait jamais venu m'aider : descendre les escaliers pour tout remonter aussitôt ? Ça va pas, non? Bon j'arrête de délirer, c'est quand même mon mec. J'suis pas très sympa avec lui. Il bosse tout le temps et moi, je ne fais rien. 
Si ! Je fais les courses et j'en chie !!

Jean-Michel, c'est son mec, son petit ami, son " presque " fiancé.
Elle l'a rencontré un premier mai. Ça fera deux ans demain, mais tout le monde a oublié. Il a sonné à la porte, et voilà! Elle habite chez Papa alors. Et elle est seule dans l'appartement, elle a vingt-trois ans, il ne lui manque que ses dents de sagesse et ce qui est sensé aller avec. Lui, Jean-Michel, Jim pour les amis, Jean-Mi pour les autres, est représentant pour une grande marque de robots ménagers. Un V.R.P. en fait. Il fait une tournée le premier mai car tout le monde est en congé et, à priori, chez soi, plus disponible. Il n'a pas le droit de vendre mais arrive à soutirer quelques promesses d'achat et se fait une bonne publicité par la même occasion. Elle ouvre la porte, il lui fait son baratin de vendeur. Elle lui sourit, il lui fait son baratin de dragueur. Et obtient une promesse de rendez-vous.

Demain c'est le premier mai. Ça fera deux ans, alors ! Il va peut-être m'offrir un truc. Ou un restau, comme l'an passé. Oh la vache ! Combien y a-t-il de marches par étage ? Ah non, le restaurant c'était pour mon anniversaire, enfin, la semaine d'après. Il n'était pas là pour mon anniversaire. Papa non plus, il y avait un match de foot au stade... C'est une impression ou les gars n'ont jamais le temps de rien faire si ce n'est ce qu'ils aiment ? Papa n'est pas trop présent mais je crois que je peux compter sur lui si j'ai un problème. Un tout petit problème. J'suis injuste, si ça se trouve, chez les autres c'est pire ! C'est presque sûr, oui ! Ooooh, j'ai le tee-shirt collé au dos. Jean-Mi est gentil, il m'aime et me le dit. Qui me l'a dit à part lui ? Personne. Il vit presque avec moi, quand il est là... La porte du premier étage ! Ce n'était pas si long finalement.

DEUXIÈME ÉTAGE



Elle s'arrête un instant sur le palier, hésite à négocier tout de suite un virage vers la prochaine montée d'escalier. Elle a envie d'une cigarette, même si la soif est pire ensuite. Elle n'en a fumée qu'une seule aujourd'hui. Ou deux peut-être. Tous ces efforts lui donnent envie d'une récompense. Elle pose ses charges et s'assied à même le sol après avoir sorti le paquet de sa poche arrière, pas celle avec les clefs, l'autre poche.

J'suis bien, là... Même avec une clef qui me rentre dans la fesse. J'pourrais plus me lever si ça se trouve ! Je l'ai méritée, cette clope. Tant pis pour les saletés que je vais faire par terre. Si Papa voyait ça, il m'en enverrait une bonne dans les gencives avant de me parler de Maman. Je m'en fous, il n'est pas là. Je suis indépendante !!

C'est sûr, Papa n'apprécierait pas.
Papa s'appelle Roger. Un peu autoritaire, mais on le comprend : il a eu un accident de chantier quand Marie était toute petite, et a perdu l'usage d'une jambe. Plus de travail, plus de foot, plus de rapports sexuels (avec sa femme), plus rien. Il a touché une belle somme de l'assurance, a acheté un grand appartement, et la pension d'invalidité qu'il touche leur a toujours suffit. Mais il ne faut pas le contrarier. Cette jambe morte le rend un peu nerveux, souvent irritable.
Et il a horreur des femmes qui fument. Maman fume, des mentholées toutes douces, parfois. Quand il la surprend, il lui montre que ses poings, eux, ne sont pas morts. Marie a huit ans quand son père force sa mère à fumer toutes les cigarettes de la maison, les siennes à elle et ses Gitanes brunes à lui. Au bout d'un certain temps, elle a vomi. Marie s'était cachée dans les toilettes, et sa mère ne la voit pas alors qu'elle a la tête dans la cuvette. Marie ne peut pas sortir, Maman agenouillée lui barre le passage. Alors c'est Papa qui la sauve en la portant à bout de bras, par-dessus le corps secoué de spasmes de Maman. Marie ne pleure pas. Elle sait que lorsque Roger fait son sourire de requin, il vaut mieux garder son calme. Pas de larme ni de rire, s'il-te-plaît. Un truc que Maman maîtrise à la perfection : elle le voit très souvent, le sourire de requin.
Roger a expliqué à Marie les règles du foot et les règles de la Vie : Les femmes ne fument pas, ne boivent pas d'alcool et ferment leur grande gueule lorsqu'on le leur demande. Les hommes travaillent et gèrent ce qu'ils peuvent. Marie n'a jamais osé demander à son père pourquoi, lui, un homme, ne travaille pas et enfreint donc cette grande Loi.

Jean-Mi non plus ne veut pas que je fume d'ailleurs. Il dit qu'une femme qui sent le tabac froid, c'est comme une moule pas fraîche : pour la vue, passe encore, mais rien que l'odeur est à faire gerber. Tant pis je mangerai un chewing-gum en rentrant. Après avoir bu ! Je n'aurais pas dû m'arrêter tout à l'heure, j'en étais sûre ! La douleur dans mes bras est bel et bien réveillée maintenant ; ils commençaient à peine à s'engourdir. Quelle conne je suis ! Et puis ta gueule ! Arrête de t'insulter toute seule ! Arrête de penser sans arrêt ! ... Je me parle à la deuxième personne maintenant. Je suis folle. Penser, ça m'occupe ... Et voilà, un de plus !

TROISIÈME ÉTAGE




Sans un regard vers le palier et la porte du deuxième étage, Marie commence à gravir les prochaines marches. Mais les muscles de ses bras tremblent un peu, tous les muscles. Comme de petites décharges électriques qui vont des poignets jusqu'à la nuque. Elle sert les poings très fort, la douleur des bras s'estompe, celle des mains augmente. Pour l'instant les jambes tiennent bon.

Elle ne sont pas mal, mes jambes. Pourquoi Jean-Mi ne les aime-t-il pas ? 
Et pourquoi cette litière n'est-elle pas vendue en sachet de 200 grammes ? 
Et pourquoi ne pas avoir pris qu'une ou deux bouteilles de flotte ? Parce que tu mets au moins trois kilos dans un bac à litière et parce que Jean-Mi est là toute la semaine, tu ne vas pas te taper deux bornes tous les jours pour acheter de l'eau, non ? Ouai, peut-être aurait-il pu me prêter la voiture pour une fois. Mais pourquoi n'aime-t-il pas mes jambes ? Pense à tes jambes, t'auras moins mal aux bras ! Encore une théorie à la con de Super Marie !  

Il lui fait savoir dès leur premier rendez-vous qu'il n'aime pas ses jambes.

J'aurais moins chaud si j'étais en jupe. Une petite jupe légère, en voile de coton comme celles des Galeries Lafayette... Elles ne sont pas très chères... Le mois prochain, peut-être... Et merde ! Je ne vais pas en acheter une si je ne peux pas la mettre. Jean-Mi va hurler, ou pire, il ne dira rien, se contentera de penser très fort. Je ne vais pas chercher les ennuis, je ne suis pas masochiste.

Son premier rendez-vous avec lui. Si lointain et si présent aujourd'hui. Il l'attend au restaurant et elle doit le rejoindre en bus. c'est au Campanile, il y loge pour la semaine. Papa est parti faire une virée bière-foot avec des potes. Marie se fait belle : sa petite jupe noire, sa seule jupe de femme, courte mais pas trop, un chemisier prune, classe mais pas snob. Il ne vient pas la chercher, ne fait pas l'aller-retour pour rien. Mais elle s'en fiche, elle a envie de marcher un peu, aérer son bonheur tout neuf. Et puis elle est fière, de petites bouffées d'orgueil se mêlent à son parfum frais : les hommes la regardent, apprécient sa silhouette d'un œil parfois admiratif, des ouvriers la sifflent, et même un gamin d'à peine quinze ans lui dit dans le bus : " Madame, t'es bonne, respect ! " , rougit et rejoint une place inoccupée... Le Campanile, enfin.
Il est là, l'attend en sirotant un apéritif, a déjà passé commande pour eux-deux. La voit arriver, ne sourit pas. Douche froide.
" Merde! C'est quoi cette tenue ? Te mets jamais en jupe, avec tes guiboles toutes maigres, t'as l'air d'une pute camée ! Assieds-toi, putain ! Tout le monde te matte ! "
Déjeuner correct, puis ils font l'amour pour la première fois dans sa chambre d'hôtel. Sans préliminaires, sans tendresse excessive non plus. Il jouit, se rhabille et lui balance sa première gifle dans cette chambre d'hôtel sans âme.
" Plus jamais tu mets ce genre de fringue ! Ton vieux a dû oublier de t'enseigner un ou deux trucs, ma jolie ! "

Et déjà, j'étais amoureuse. Et folle peut-être. Je lui pardonne, c'est pour moi qu'il a fait ça après tout. Et puis avec son travail, il a une certaine image à respecter, j'lui dois au moins ça. Il me laisse tranquille : Quand il n'est pas là, je fais ce que je veux. Il est souvent pas là, ces derniers temps. C'est lourd, j'ai mal aux épaules. Ça va donner demain si j'ai des courbatures, surtout si on sort, comme avant. Mais il est claqué, il veut se reposer. 
  

QUATRIÈME ÉTAGE



Au prochain étage, je vais voir si l'ascenseur fonctionne de nouveau, sait-on jamais ? Il y a bien un bon Dieu, non ? Vacherie, c'est quand même lourd ! Avec ma carrure d'athlète, c'est déjà un exploit que je sois revenue du supermarché sans m'arrêter une seule fois. Côté physique, je tiens de ma mère : pas très grande, pas très épaisse non plus. Mais elle était belle Maman ! 
Même avec sa " maladie ", elle est toujours restée belle.

Maman s'appelait Victoire ; elle n'en a pourtant pas eu beaucoup, de victoires.

Les seules choses que Victoire ait vraiment décidées et assumées seule sont la naissance et le prénom de sa fille. Elle l'a voulu, ce bébé, quand bien même Roger s'en serait passé, quand bien même les médecins lui disaient que " ça " ne tiendrait pas : " Trop maigre ". Et le bout de chou arrive, finalement sans aucun problème.
" Putain, une pisseuse ! Démerde-toi pour lui trouver un nom et prends pas un truc à la con ! "
Et Marie est baptisée Marie. Papa essaie pourtant de faire changer d'avis sa femme, mais elle n'en démord pas et, pour une fois, gagne la bataille. Dès que Marie commence à marcher, Papa a son accident et Victoire s'efface derrière lui pour l'éducation de son enfant. Il prend la petite en charge, lui apprend la vie, de son point de vue. Maman lit toujours, fait le ménage et la cuisine, fume en cachette. Et elle pâlit, elle maigrit. Elle pleure parfois, sans que Roger l'ai battue. Alors Marie pleure aussi, comme par réflexe mimétique et Maman la console, oublie ses propres larmes.
Et puis un jour, Marie rentre du collège (elle est en sixième, déjà !) et Maman est absente. Il y a la police et des potes à Papa qui discutent doucement. Marie n'a jamais entendu son père et ses amis parler autrement qu'en criant, et des frissons, des sueurs froides lui viennent tout à coup. Personne ne la voit, elle est invisible. Quand tout le monde est enfin parti, Roger lui prend la main. Des frissons lui viennent à nouveau : c'est la première fois qu'il fait quelque chose comme cela.
" Les femmes, ça chope toujours le cancer de la clope ou du nibard. Ça doit être gynétique. " aimait à répéter Roger.
Mais en cet instant il lui dit juste : " Ta mère est morte. Cancer... Bon, bah, on va finir la route tous les deux puisqu'elle nous a laissés tomber ! "
Encore des frissons, plus violents cette fois, et plus rien du tout. Marie est vide, glacée. Elle ne voit plus, n'entend plus. En fait elle s'est évanouie et assommée contre la table. Elle en garde toujours une petite cicatrice à la tempe.
Plus tard, bien après l'enterrement, elle se demande pourquoi il n'y a jamais eu d'hôpital pour Maman, ni de médecins à la maison. Et pourquoi les invités aux funérailles disent des choses telles que " Quelle tragédie, une femme si jeune... ", " Dans sa propre chambre... Quelle honte ! Si la petite avait vu ça... ", " Pas un mot d'explication... La folie, peut-être... ", " ... devait pas avoir de cœur pour laisser une gamine si jeune derrière elle... ".

Pauvre petite Maman ! Elle devait vraiment souffrir pour se suicider. Je suis vraiment nulle quand même : il m'a fallu quatre ans pour percuter ! Enfin, j'ai toujours douté, mais, bon, quatre années de doute, ce n'est pas vraiment la preuve d'un esprit vif... Et voilà, je chiale encore... À chaque fois que je pense à Maman, c'est pareil... Faut pas que je pleure trop, je vais me déshydrater ! 
Hi hi hi hi !!

Le palier, enfin. Marie à genoux par terre, pleurant et riant à la fois. Quiconque la voyant ainsi la prendrait pour une vraie folle. Elle se relève et oublie d'aller vérifier l'ascenseur. Elle reprend ses charges.
  

CINQUIÈME ÉTAGE



Ces gouttes de sueur le long de ma colonne vertébrale, ça me chatouille, ça me gratouille, la la la la... Hors de question que je pose ce bazar pour me gratter le dos. Si j'arrête maintenant, je ne repars plus. C'est complétement surréaliste cette situation ! Ouah, j'emploie des mots intelligents. Non, vraiment, c'est bizarre, il n'y a aucun bruit à part mon souffle et mes pas. La vieille du troisième est toujours sur son palier en train de " jardiner " ses deux plantes vertes en chantonnant, les gosses du septième passent leur temps à hurler et à jouer avec l'ascenseur et là, rien, on se croirait dans un épisode de la quatrième dimension ! Un escalier sans fin dans un immeuble abandonné ! Enfin, il y a tout de même Jean-Mi qui m'attend là-haut. C'est quand même bon d'avoir deux certitudes immuables sur lesquelles s'appuyer, surtout quand le progrès et la technique nous lâchent !! Hi hi hi hi... Putain, il n'y a pourtant pas de quoi se marrer.

Les certitudes sur lesquelles s'appuie Marie sont Jean-Michel et son père. Deux béquilles un peu bancales mais qui forment une belle paire. Ils s'entendent bien ces deux-là.
Jean-Michel rencontre Roger assez vite, peu de temps après le rendez-vous à l'hôtel-restaurant. Ils sympathisent tout de suite, Roger est bien content de se décharger de l'éducation de sa fille sur quelqu'un d'autre, surtout que ce quelqu'un a du travail, une voiture et beaucoup d'ambition. Et pour couronner le tout, ce con a l'air de tenir à Marie !
De temps à autre, le jeune couple va manger chez Roger, des restes froids de la veille en général, et pendant que Marie s'occupe de trucs de gonzesse, ils regardent la télévision tous les deux. Ils se racontent des histoires de mecs et parfois discutent de la seule chose qui les lie vraiment : Marie. Le plus souvent ils le font en riant. Marie les entend bien depuis la cuisine, mais elle n'écoute pas, son esprit est ailleurs. Leur blague préférée :
" Marie est si conne que si on ne la surveillait pas, elle serait en train de faire la pute pour des pipes à cinq boules...
...et elle se ferait payer en faux billets !! "
Et ils se marrent. Ça les tord de rire. Parfois c'est un peu moins recherché. Jean-Michel dit seulement " Marie a fait la cuisine hier " et tous les deux piquent un fou-rire. Marie ne retient de ces discussions que les rires, c'est tout ce qui compte pour elle.
Roger ne parle jamais de Victoire ni de l'enfance de Marie. Il a un peu oublié et Jean-Michel ne lui pose jamais de question. Ils parlent de bière, du boulot de Jean-Michel et de l'accident de Roger, et puis de football aussi, de cinéma, quoiqu'ils n'y aillent jamais mais ils sont très calés sur les dernières actrices porno à la mode. Ils parlent de l'avenir quelquefois. Roger est fier de dire que l'appartement reviendra aux deux tourtereaux quand son heure sera venue, et Jean-Michel le remercie de penser à leur confort futur. Il est vrai que le petit deux pièces que loue Marie est un peu juste, même s'il n'y passe guère de temps. Lui, c'est un homme qui a besoin d'espace pour évoluer.
Et quand Marie quitte la cuisine pour les rejoindre au salon, ils continuent leurs bavardages sans se soucier de sa présence. Elle est fière que ses deux hommes s'entendent si bien.

Ils sont aussi tordus l'un que l'autre, c'est pour cela qu'ils sont potes. Deux chiens méchants en chasse perpétuelle. Putain, c'est lourd. J'ai l'impression d'être une bête de somme, une vieille mule toute maigre et aucune carotte ne m'attend à l'arrivée. Ce que je fais est normal, il est dans l'ordre des choses que la femme fasse des courses pendant que le mâle fait la grasse matinée. Waouh!
Un étage de plus ! Je ne sais plus où j'en suis, ils auraient pu numéroter les étages. Dans les films, c'est toujours indiqué en gros sur les portes. Allez, on continue.

SIXIÈME ÉTAGE



Au moment où Marie pose le pied sur la première des vingt-six marches menant au sixième étage, la lumière s'éteint car elle a oublié depuis un certain temps d'appuyer régulièrement sur la minuterie.

Une chance que je ne sois pas en plein milieu de la montée ! Bon, je pose la flotte. Où est ce putain de bouton ? Oui, c'est ça. Oh, j'ai le bras qui tremble comme une grand mère Parkinson ! Les charges deviennent plus lourdes au fur et et à mesure que le temps passe... Encore une théorie scientifique de Super Marie !

En fait, elle n'est pas si idiote qu'elle le laisse croire. Elle a même eu une très bonne scolarité, bien qu'elle ne soit pas diplômée d'université. Mais elle a honte de son intelligence, car elle ne lui est d'aucune utilité et ne pourrait que lui compliquer encore plus l'existence. Elle a eu son bac avec mention, et alors ? Cela ne lui rend pas la montée des marches plus facile, ni Jean-Michel plus attentionné. Elle n'a pas d'ami d'enfance, ni de vieille copine de fac. Une année de droit, une autre en sciences économiques pour échoir en histoire. Et puis Papa a mis son veto. Il n'allait pas dilapider sa pension d'invalidité pour que sa fille se bourre la tête de conneries. Pourtant Marie serait bien restée en histoire, ça lui plaît beaucoup bien que les débouchées soient limitées. Mais à la rentrée d'octobre, elle ne se réinscrit pas et prend la place de bonne à tout faire laissée vacante par sa mère quelques années plus tôt. Elle passe deux ans dans le brouillard et Jean-Michel arrive. Une belle jeunesse. Une belle vie en perspective.

Au supermarché tout à l'heure :
" Marie ! Hou hou ! "
C'est Laetitia.

C'est vrai qu'elle a beaucoup changé. Moi je me suis ratatinée et elle est devenue une vraie femme. Elle est belle ! Elle s'est souvenue de moi... Je ne sais plus où me mettre ni quoi répondre à toutes ses questions. OK, on a passé trois ans ensemble au lycée et alors ? Que lui raconter ?

" Qu'est-ce que tu deviens ? "

Rien. Pas mariée, pas d'enfant, pas de travail ni d'ami. Et elle en mini-jupe bleue, avec un petit chérubin assis dans le caddie, moi avec mon sac de litière pour chat. Elle est secrétaire-comptable dans une grande entreprise et va se marier l'année prochaine (ainsi le petit pourra profiter de la fête) et acheter une maison, se tirer de cette zone, ce n'est pas bon pour l'enfant.

" Et tes parents vont bien ? "

Oui, super bien. Tu as oublié que ma mère est morte avant même que l'on se connaisse et que mon père est un psychopathe alcoolique à moitié impotent ? Elle ne peut pas le deviner puisque je ne lui ai jamais dit. Je n'ai plus l'habitude de répondre à ces questions posées par pure politesse. Je dois lui renvoyer l'image d'une arriérée ; elle va penser que j'ai eu un grave accident avec séquelles mentales irréversibles.

" Tu as fait quoi après le bac ? "

Oh, et bien je suis allée trois ans à la fac avant de laisser tomber. Je me suis facilement laissée convaincre que les études ne mènent à rien. Un peu de choses et d'autres et j'ai trouvé un truc qui me plaisait, l'histoire. mais que faire avec un diplôme d'histoire ? Autant rester à la maison à m'occuper de Papa, n'est-ce pas ?

" Un petit ami ? "

Ouais, un sale mec qui me rend visite par intermittence, quand les bourses sont pleines. Mais il me trouve belle (un peu), me dit qu'il m'aime (beaucoup) et grâce à lui, Papa m'a laissée prendre un appartement.

"Tout va bien, donc ? "

Tu as raison, c'est le pied intégral. une vie de merde avec une gueule de merde et une "famille" qui va avec. Que demander de plus ?
C'est peut-être idiot, mais ça me remonte le moral de voir que certaines personnes de ma générations ont l'air heureuses. J'ai réussi ma vie par procuration : Si ce n'est moi, c'est donc toi qui auras gagné le gros lot ! 
Mes bras me brûlent toujours mais je n'ai pas vu cet étage passer... 
 

SEPTIÈME ÉTAGE



Peut-être l'ascenseur est-il ici, peu-être m'attend-il tout simplement et si je ne vais pas vérifier, je vais rater cette belle occasion de finir la montée en télé-transport ! 

Elle pose ses charges doucement sur le sol, il ne faudrait pas que le sac de litière se déchire, et se rend sur le palier du sixième étage. La lumière est éteinte mais dans la semi-obscurité, elle peut nettement voir le bouton d'appel de l'ascenseur : il brille, il est rouge, toujours allumé mais aucun bruit, ni grincement ou ronronnement ne lui indique qu'il est en fonction. Elle vérifie quand même, pour être certaine. Elle a fait la moitié du chemin et c'est déjà beaucoup. Beaucoup trop.

Putain de merde, j'en étais sûre ! Faut pas rêver ma grande. Dans les contes de fées, les ascenseurs et les chevaux ne tombent pas en panne, ou bien le réparateur est déjà sur place et la princesse l'épouse sur-le-champ et ils vécurent heureux et eurent moult et moult enfants... Allez, on y retourne dans la joie et la bonne humeur. Moi aussi j'aimerais un enfant. Pas tout de suite et pas forcément avec un réparateur d'ascenseur, mais un petit être à aimer, ce serait le pied. Quelqu'un qui écouterait ce que je pense, qui partagerait mes goûts et mes rêves pour les renier ensuite, pendant sa crise d'ado. Quelqu'un qui m'embrasserait sans arrière pensée, juste comme ça... Je délire encore. C'est peut-être Lætitia et son petit bout de chou qui me font cet effet. Ce n'est pourtant pas le bon moment ni le bon père pour faire un bébé. Faire comme Maman n'est pas une très bonne solution. Comme Jean-Mi et moi ne sommes pas mariés, s'il ne veut pas du bébé, il me plaque et je le garde pour moi seule. Ça craint ! Un bébé fait sans amour partagé ne peut pas être vraiment heureux. Regardez-moi ! Je ne lui en veux pas pourtant. Elle a cru bien faire, mais elle aurait dû rester avec moi. Elle m'a voulue, désirée et attendue, alors pourquoi me laisser tomber si tôt ?
 
Victoire est une femme simple qui ne désire qu'une seule chose : la tranquillité. Le bonheur et la joie sont bons pour les autres, les riches ou les amoureux. Elle, ce qu'elle veut, c'est être en paix, en harmonie avec elle-même dans son petit monde mental. Ensuite il y a eu Roger qui ne demandait rien et donnait beaucoup. Puis il ne donnait plus rien mais demandait à être remboursé. 
Alors Victoire rembourse sa dette d'amour et plus encore. Pour éviter les cris tout d'abord, pour éviter les coups par la suite. Son cadeau, sa compensation, c'est Marie.
Un tout petit bébé si maigre, si rouge quand il pleure. Puis une petite fille gaie comme un pinson avec sa mère, renfrognée et taciturne avec son père. Elle est plus maligne que Victoire, elle comprend et s'adapte vite, cette petite. Se faufile dans les coins, derrière les meubles de sa chambre quand la tempête fait rage.
Et Victoire maigrit encore, se fane toujours plus et s'évade avant d'être transformée en cadavre vivant. C'est le meilleur moment, elle n'aurait de toutes façons pas pu supporter une ou deux années de plus auprès de son cher époux.
Marie pense qu'elle est devenue un ange qui veille sur elle, entourée du halo de fumée de ses cigarettes mentholées et assises sur une pile immense de livres. Mais cet ange n'est pas très attentif ou bien ses pouvoirs sont extrêmement limités, sinon l'ascenseur fonctionnerait, n'est-ce pas ?
 
Il ne faut pas pousser ! Maman n'est pas Wonder-woman ni une mécanicienne. Un ange bienveillant n'est pas là pour réparer nos machines mais pour nous soutenir. Mon ange Victoire me donne la force de monter toutes les marches sans faiblir. Il est vrai qu'elle est plutôt radine sur les dons de forces physiques, mais elle est présente, elle m'aide. Tant pis pour ceux qui me croient folle.
J'suis arrivée à un palier : J'en suis où ?

HUITIÈME ÉTAGE



Je meurs de soif ! J'ai dépassé la moitié il me semble. Je peux m'offrir une cigarette ? Mais ensuite, je vais avoir encore plus soif. Si je sors une bouteille, tout va se casser la gueule et moi avec... Et puis je ne pourrai pas la remettre dans le pack, y'a pas moyen. D'abord la clope, j'aviserai ensuite.

Marie s'assied sur les premières marches qui mènent vers le huitième étage. Elle est presque arrivée chez elle. Ça fait seulement quelques minutes qu'elle pratique l'exercice de la montée des marches mais le chemin a été beaucoup plus long en réalité. Presque une vie pour atteindre un but si proche. Une vie qui se raconte en douze étages, c'est une vie de merde à vrai dire. Marie le sait. Elle s'en fout car elle fume une cigarette avant l'arrivée. Elle n'a pas tellement envie de rentrer, ces escaliers monotones ne sont pas si mal après tout. Ils sont concrets, rassurants, c'est en ciment, et on peut les compter si l'on n'a rien d'autre à faire. Les escaliers n'ont pas d'âge ni de statut social. Tout le monde a ses propres marches à gravir ; c'est toujours aussi difficile qu'elles soient de bois ou d'or.
Marie a fini sa clope. Elle a soif, encore plus soif, c'était prévu. Elle reste assise et sort ses clefs. Elle s'en sert pour déchirer doucement le plastique du pack juste au-dessus d'une bouteille, vers le centre ; elle passe le pouce et l'index dans l'orifice créé et débouche la bouteille, sort le bouchon juste à temps, avant qu'il ne glisse sur le côté, et de ses deux bras tremblants, elle soulève le pack en entier pour boire et boire encore. Elle essaie de reboucher la bouteille mais ses doigts ne sont pas sûrs et le bouchon tombe entre deux bouteilles. Elle ne peut pas le reprendre sans déchirer tout le plastique et ça, ça nuirait encore plus au bon équilibre de l'ensemble.

M'en fous. De toutes façons, ça ne va pas se renverser, j'ai bu quasi la moitié de la bouteille. Allez, en route, le temps passe trop vite quand on s'amuse !
Mon Dieu, j'ai le ventre qui gargouille et les mains en compote. Pourtant je me sens bien, c'est bizarre. Je ne regrette presque pas de ne pas avoir eu la voiture ; après tout, elle ne m'aurait servi à rien dans les escaliers. Je regrette juste d'avoir passé le permis, tout ce fric dépensé pour rien, c'est ridicule !
   
C'est Jean-Michel qui a insisté auprès de Roger tout d'abord, auprès de Marie ensuite. Elle habite seule, elle a besoin d'une voiture s'il y a un problème, etc... En fait, il veut qu'elle l'aide dans ses tournées, une employée bénévole en quelque sorte. Il l'emmène deux ou trois fois, avant qu'elle n'ait obtenu son permis, faire de petites tournées dans le quartier. Elle l'attend dans la voiture pendant qu'il fait son porte-à-porte, parce que le travail, c'est aussi apprendre à être patient. Mais ensuite, il faut bien qu'il aille plus loin dans la région et qu'il dorme à l'hôtel. C'est là qu'il réalise que Marie ne lui est pas d'une grande utilité finalement. Et surtout qu'il lui faudrait se priver des putes de Formule1 et autres. Il n'est pas prêt à faire ce sacrifice-là. Marie passe tout de même son permis, il est rangé dans un tiroir de la commode.
Elle ne conduit que peu de fois, lorsqu'ils sont allés se promener en forêt par exemple. Elle se fait engueuler car elle touche une branche, ce qui aurait pu rayer la carrosserie.
" La voiture est mon outil de travail, pauvre conne ! "

Je n'ai nul part où aller, mes jambes fonctionnent très bien, qu'il se la garde sa voiture de merde ! Dans la situation où je me trouve, le permis n'est vraiment pas utile... Papa habite deux immeubles plus loin, je peux m'y rendre quand je veux, mais je ne veux pas beaucoup... Il se fait vieux. Certains ont l'alcool mauvais, chez lui c'est l'âge qui rend mauvais. Je vais aller le voir de moins en moins, c'est clair. Faudrait que je trouve du travail, ainsi je n'aurais plus besoin de son fric.
Mais Jean-Mi ne veut pas que je travaille. Et merde !! 
  

NEUVIÈME ÉTAGE



Mon cher et tendre, j'arrive ! Je me rapproche, je suis de retour... et je vais te réveiller, j'en ai rien à foutre. Je vais rentrer, prendre une douche fraîche, faire du bruit et le réveiller. Il pourra vomir ses insultes, je m'en fous, je mérite cette douche. Peut-être est-il levé ? Ce serait génial. Improbable, mais génial. Il me regarderait avec des yeux encore plein de sommeil... J’espère qu'il ne me rejoindra pas sous la douche. On ne l'a jamais fait sous la douche, ni ailleurs que dans un lit... Avec les autres c'était différent. Mais les autres ne m'ont jamais dit "Je t'aime ". Lui, si.

Les "autres", il n'y en a pas eu beaucoup. Des petites amourettes sans importance, sans conséquence. Du sexe pour le sexe, ce qui arrange tout le monde. Pas d'investissement ni de compromis, guère de souvenirs.
Jean-Michel est un peu déçu qu'elle ne soit pas vierge, et le lui dit bien sûr. Mais ne fait pas une scène. Il n'aime pas ses jambes, ni son visage quand il est maquillé. Il la trouve belle tout de même. Ses seins tout petits et son cul. Surtout son cul. Il ne se lasse pas de le lui répéter. Il devient fou lorsqu'elle met des jeans moulants, il bande aussitôt. Il lui interdit les vêtements trop longs qui couvrent ce qu'il aime. Ça gêne un peu Marie, cette obsession pour son derrière. Elle a l'impression de n'être plus que cela : une paire de fesses bien balancées. 
Et quand ils font l'amour, c'est très souvent par derrière, en levrette. C'est toujours dans cette position en fait. Sauf la première fois, à l'hôtel.
Lui embrasser ou lui caresser le derrière ne lui suffit plus. Il veut plus encore. C'est absolument hors de question pour Marie. Et Jean-Michel insiste : elle est la seule avec qui il a envie de faire ça, il ne l'a jamais fait... Pour tous les deux, ce serait une première fois. Une preuve d'amour, un don mutuel en quelque sorte.
Marie trouve cela juste dégueulasse, et effrayant aussi. Il essaie de temps à autre, sans lui demander son avis, comme s'il se trompait de chemin par inadvertance. Marie bouge un peu, le remet discrètement à sa place et les choses suivent leur cours habituel, mais elle est lasse de devoir rester attentive, de vérifier sans arrêt vers où se dirige sa queue. Elle ne se laisse pas aller, tout est gâché pour elle. Lui s'en fout, il jouit à tous les coups.
Ce petit manège dure jusqu'à la semaine passée. Marie a presque oublié, elle ne veut pas penser à ça dans les escaliers, ce n'est ni le lieu ni le moment. Ils regardent la télévision et boivent un peu. Lui beaucoup plus que d'habitude, il se crée un prétexte par avance. Ils font l'amour dans la chambre, deux baisers, trois caresses, il la retourne sur le lit. Rien de très original. Il la pénètre, remue plusieurs fois en elle puis sort délibérément sa queue pour la pousser vers son cul. Marie remue, comme elle le fait toujours dans cette situation, mais cette fois est différente. D'une main il lui écrase la tête dans l'oreiller, de l'autre dirige son sexe et force l'entrée. Elle a mal, très mal. Plus encore, elle est humiliée. Son avis ne compte pas, elle n'est qu'une merde. D'ailleurs Jean-Michel en a au bout de la queue quand il se retire enfin ; c'est une preuve concrète, visible de son état minable. Elle n'est rien d'autre qu'un morceau de substance brune et malodorante. Heureusement, il a joui vite, plus vite encore qu'à l'habitude. Il s'essuie les parties souillées de sperme et d'excréments dans les draps puis s'allonge sur le dos.
" Je savais que tu aimerais ça. Toutes mes nanas ont aimé. "
Marie a encore le derrière en l'air et la tête dans la literie. Elle se lève doucement et va se doucher longtemps, très longtemps.
Ils n'ont plus fait l'amour depuis, elle lui dit qu'elle a ses règles. Et lui est trop con pour se rendre compte qu'elle les avait déjà il y a dix jours.
Marie monte ses charges toujours plus haut. Elle ne pense qu'à la douleur de ses bras et de ses mains. Elle ne pense pas. Elle arrive bientôt.

Putain, j'ai des frissons glacés dans le dos. Il va morfler lui aussi. Je suis presque arrivée, ce n'est pas croyable : j'suis devenue une sportive de haut niveau.
   
  

DIXIÈME ÉTAGE



Marie a trouvé une forme éblouissante qu'elle n'a jamais connue. Elle est euphorique, plus qu'elle ne l'a été depuis des semaines, voire des années. La douleur est son alliée, son amie. Elle l'accompagne, la soutient, lui rappelle qu'elle est en vie. Seuls les morts n'éprouvent ni fatigue, ni douleur. Son souffle est régulier, ses pas ont pris un rythme léger. Son esprit est vide de toute pensée parasite : elle est en paix.

Pourquoi s'embêter à acheter en même temps de la litière et de l'eau ? Parce que Jean-Michel aurait pété un plomb s'il n'avait pas eu son eau minérale, et la caisse du chat ne peut attendre une heure de plus pour être changée. Ça commence à embaumer tout l'appartement.
Jean-Michel ne veut pas voir ce chat au début. Il l'évite au maximum et le fait violemment dégager d'un coup de pied si celui-ci croise son chemin. Le chat est malin, il croise très peu son chemin à présent.
C'est un chat assez jeune, entre deux et quatre ans, pas très beau, pas très joueur ni très câlin. Il aime beaucoup la nourriture et Marie. Il s'appelle Toby, comme Toby le chien sauf que c'est un chat.
Marie le trouve deux jours après avoir emménagé dans l'appartement ; il erre sur le parking, sale et maigre. Elle lui descend un bol de lait, il le boit vite et s'en va. Ce manège se répète durant une semaine. Jean-Michel est présent, elle n'ose pas remonter l'animal. Puis il part quelques jours, alors avec toujours le même bol et du lait, elle attire le chat dans l'immeuble et l'attrape. Il n'est pas très heureux, la griffe un peu. Une fois dans l'appartement, il pisse partout et casse de la vaisselle ; après quelques heures, il s'habitue à ce nouvel environnement et reste tranquille.
Durant deux jours, Marie l'apprivoise, le lave, le nourrit et bientôt, il ressemble à un animal domestique. Lorsque Jean-Michel revient, il pique une crise, la frappe mais ne jette pas le chat dans la rue. Roger est contre également, il n'aime que les chiens, les gros chiens de garde. Marie s'en moque, c'est son animal de compagnie, bien qu'on ne puisse pas dire qu'il lui appartienne vraiment.
Depuis quelques jours, Toby ne va pas très bien. Il mange peu, dort beaucoup et miaule de manière étrange. Marie n'a pas assez d'argent pour payer une visite chez le vétérinaire ; elle lui achète d'autres marques de nourriture, des gâteries pour animaux de luxe mais il boude tout cela. Jean-Michel cesse de persécuter l'animal. Il ne s'inquiète pas pour autant mais au moins ne lui donne plus de coups de pieds. Il dit à Marie que ça va s'arranger, ça va lui passer, il a peut-être mangé quelque chose de mauvais, comme une plante verte...
Hier, peu de temps avant l'arrivée de Jean-Michel, Marie a trouvé le chat allongé sur le coté, au milieu d'une flaque de vomissure jaunâtre. Il s'est vidé de toute sa bile et s'est écroulé sur place. Il est déjà raide mais encore tiède. 
Marie tombe à genoux devant le petit cadavre et pleure sans discontinuer pendant plusieurs minutes. Elle le ramasse enfin, le dépose dans la baignoire et nettoie le sol avant de laver son animal souillé. Elle le sèche, le brosse et l'emballe dans ce vieux pull sur lequel il avait habitude de dormir puis met le tout dans un sac poubelle. Elle pleure de nouveau lorsque Jean-Michel arrive. Il s'en fout.
Cette nuit, elle reste plusieurs heures éveillée, à penser à ce corps mort dans la cuisine, à se demander si son " fiancé " ne l'aurait pas nourri avec un aliment particulier. De la mort-aux-rats qu'il y a dans la cave peut-être. Elle le hait, déteste cet homme qui dort à ses cotés.
Mais ce matin elle tout oublié. Oubliée, la mort du chat, oubliés, ses soupçons envers Jean-Michel. Elle ne pense qu'à cette litière qu'elle doit changer et ne veut pas voir le sac poubelle noir posé près de la porte de la cuisine. Pour l'instant, elle ne voit que les marches grises qui défilent devant elle.

ONZIÈME ÉTAGE




Marie monte encore et encore, gravit toutes les marches de ciment qui la portent vers le douzième étage. Ses pensées se brouillent et s'envolent. Elle mélange tout, passé, présent, futur.

Je vais réaliser tous mes projets. Il faut que je trouve un petit boulot et je peux reprendre la fac. Papa n'est pas contre l'idée que je travaille et s'il donne son accord, Jean-Mi ne dira rien : ils arrivent toujours à s'entendre tous les deux. Jean-Mi a déjà plein de projets, il m'en parle sans arrêt. Il ne veut pas d'enfant. Pas tout de suite. Je suis d'accord sur ce point, il n'est donc pas obligé de surveiller ma plaquette de pilules ni de veiller à ce que je l'avale bien chaque soir où il est présent. Mais dans quelques années, qu'il soit d'accord ou non, je ferai un bébé. Ce ne sera pas grave si ce n'est pas lui le père. Quand même, il a l'air de vouloir faire un bout de chemin avec moi. Il sait déjà quoi faire quand Papa sera mort.

Il est vrai que lui aussi a des projets pour l'avenir. Ils diffèrent de ceux de Marie, mais il y a sa place. Une petite place. Il attend que le vieux crève, ça ne saurait tarder étant donné son train de vie. Marie sera la seule héritière et en l’occurrence, l'héritage est constitué d'un bien immobilier assez conséquent. Et la valeur de cet appartement augmente chaque année : un lotissement assez chic s'est construit derrière la résidence et les H.L.M. qui dévalorisaient le quartier ont été abattus il y a peu, remplacées par un parc avec parcours sportifs, jeux pour les enfants et bacs à caca pour les chiens. Le top de la nature aménagé et rabaissé au niveau des citadins.
Ils revendront l'appartement au prix fort, il est bien trop vaste pour un jeune couple d'amoureux, et s'achèteront une petite maison dans le sud. Pour être plus juste, Marie donnera l'argent et Jean-Michel sa signature sur les actes notariaux. Il ne lui reste plus ensuite qu'à la plaquer et épouser une bourgeoise plus dégourdie que cette conne. D'un autre coté, le fait que Marie soit niaise est un avantage pour le moment : elle ne pose jamais de question et obéit sans broncher à tout ce qu'il lui demande. Il a la belle vie. Son avenir est presque assuré, il peut se rendre à l'appartement dès qu'il veut tirer un coup à l’œil ou manger un vrai repas.
Il s'ennuie à mourir avec elle mais il se la coule douce quand même. Depuis qu'il la lui a mise dans le cul, elle est encore plus effacée qu'avant. S'il l'avait su, il l'aurait fait fait plus tôt, mais avec elle, contrairement aux putes, il faut y mettre les formes. Jean-Michel a l'art et la manière, pense-t-il, et si ça se trouve elle a aimé ça puisqu'elle n'a rien dit. Il se marre tout seul parfois en pensant à elle : elle concrétise en une seule et même personne toutes ses espérances immédiates.
Quant à elle, il lui convient tel qu'il est car elle n'avait justement aucune espérance. Elle n'attendait rien et elle l'a eu, lui. De fait, elle reprend confiance et se met elle aussi à rêver à l'avenir. Elle est d'accord pour revendre l'appartement quand Papa ne sera plus de ce monde, de toutes façons elle y a trop de mauvais souvenirs. Elle est d'accord également pour qu'ils achètent ensemble une maison mais elle pense rester dans le quartier. Elle ne connaît rien d'autre et n'a aucune envie de découverte.
Elle reprend confiance, mais n'a pas l'âme d'une aventurière pour autant. Elle veut étudier, travailler et porter des jupes. Elle veut faire l'amour les yeux dans les yeux et utiliser un peu plus son intelligence. Elle veut voir Roger moins souvent et atteindre enfin la fin de ces marches sans que son sac de litière ne se déchire.

Elle monte trop vite maintenant, cela fait plusieurs fois que le sac de papier cogne contre le mur, et la bouteille ouverte a finalement perdu de son contenu. Marie ne voit rien ; si elle s'en rendait compte, ça lui serait parfaitement égal. Elle arrive.

DOUZIÈME ÉTAGE



C'est la fin. 
La fin de toutes ces marches identiques. La dernière montée, ensuite retrouver la douche et Jean-Michel.

Ça y est ! Enfin. J'en ai marre. Assez. Je ne sens plus mes mains, mon dos est en bouillie. La caisse de Toby attendra que j'ai pris ma douche. Pauvre Toby...
Toby ?

Elle a oublié, mais une larme roule le long de sa joue. Puis une autre. Elle sanglote doucement, sans savoir pourquoi. Son visage est en feu, elle est rouge, larmes et sueur mêlées lui brûlent les yeux. Elle ne sent rien, elle n'éprouve rien, si ce n'est la joie et la fierté d'avoir atteint le terme du voyage sans avoir faibli. Il n'y a que cela qui compte.
Jean-Michel ne la félicitera sans doute pas. Quoiqu'elle fasse, quoiqu'elle dise, elle n'a jamais aucune félicitation, aucun compliment sauf sur son physique, son cul, mais jamais sur ses actes. Ça n'a jamais été et ne sera jamais. Elle se complimente alors elle-même, se remonte le moral, comme en ce moment.

Ça fait plus d'un an que j'habite ici et je n'ai jamais eu le courage de monter à pied, jusqu'à ce que j'y sois forcée. Jamais ne serait-ce qu'un étage ni ici, ni chez Papa. J'ai voulu le faire, une fois. Pour voir. Papa n'habite qu'au cinquième, mais Jean-Mi m'a traitée de cinglée. Il m'a dit que les ascenseurs n'étaient pas faits pour les chiens et m'a jetée dedans. Il ne le fera plus. Plus jamais. Je l'emmerde maintenant. Finis les humiliations et les coups. Je ne suis pas cinglée, pas plus que lui en tous cas. Il ne le fera plus.
      
Ce matin elle se lève assez tôt, comme à son habitude. S'habille silencieusement et déjeune dans la cuisine, non loin du sac poubelle qui commence à empester. L'odeur ne l'incommode pas. Ce matin elle est dans le vague, comme dans un rêve.
Elle ne cherche pas le chat, suppose qu'il dort encore. Il est malade, le pauvre. En buvant son café, elle se dit que c'est une belle journée aujourd'hui, il va faire très beau. Elle est de bonne humeur, même si elle a peu dormi et que ses yeux sont cernés. Ses mains tremblent un peu, son cœur cogne fort dans sa poitrine : sans doute l'effet de la caféine. Elle fume une cigarette par la fenêtre, en prenant soin de se pencher bien loin pour ne pas que la fumée n'entre dans la pièce. Le vide ne lui fait pas peur, elle n'a pas le vertige.
Elle ne pense à rien, juste aux quelques courses qu'elle doit aller faire. La liste est courte : de la litière et de l'eau.
Elle retourne dans la chambre pour se rendre à la salle de bain, se brosse les dents, se lave le visage et fait ses besoins. Elle ne tire pas la chasse pour ne pas le réveiller. En repassant par la chambre, elle s'arrête au pied du lit. Elle le regarde longuement, attentivement, le souffle court. Ses mains tremblent toujours alors elle serre les poings très fort. Lui dort au centre du lit ; il le fait toujours, qu'elle soit à ses côtés ou non. Il a la tête tournée vers la gauche, un filet de bave coule le long de son menton. Sa respiration est lourde, il dort très profondément, mais il ne ronfle pas. Il n'a pas ce défaut-là. Le sommeil lui ôte tout charme, il a un physique assez banal. Sans doute ne fait-il aucun rêve.
Marie se glisse sur la gauche du lit, près de la commode. Elle se penche un peu comme pour l'embrasser et le frappe par deux fois avec un objet lourd mais léger comme une plume dans sa main. C'est un gros chat bedonnant, un porte-bonheur en verre qu'elle a saisi sur le meuble. Une représentation animale naïve avec des yeux vides et doux. Comme les siens.
Aucun bruit si ce n'est celui des os du crâne qui cèdent et se brisent, et celui de son souffle à elle, court et haché. Il ne se réveille pas, ses yeux restent clos. Pas un mot, pas un cri. Qu'aurait-il pu lui dire ?
" Merde bébé, arrête tes conneries, tu vas te blesser ! " ou " Laisse moi dormir, sinon je t'en colle une ! " ??
Il y a beaucoup de sang, le lit en est couvert. Un peu sur le mur aussi, ça va endommager la peinture. Marie croit qu'elle s'est coupée, qu'elle saigne. Vite, elle va dans la salle de bain, se nettoie les mains. Elle frotte fort, très fort. Mais il n'a y a pas de coupure, ce n'est pas son sang à elle. Alors sans plus tarder, elle va faire ses courses, tout est oublié, effacé. Les traces et les souvenirs enfermés dans la chambre avec le corps.
Maintenant qu'elle est presque arrivée à son étage, Marie est un peu désemparée : que va-t-elle faire de cette journée après avoir réalisé ce qui pour elle est un exploit ?
        

TREIZIÈME ÉTAGE



J'y suis. Derrière cette porte grise, le couloir. Au bout du couloir, mon appartement. Voilà, ça y est. Ce n'est pas si terrible finalement. Je suis certaine que j'aurais pu tenir encore un étage ou deux. Je suis trempée, je dégouline de partout, mes clopes vont être mouillées... 

Cette idée la fait sourire. Elle se tient droite comme un i devant la porte. Sa porte. Son étage. Ses charges l'encadrent de part et d'autre, l'image est parfaite.
À sa gauche, l'escalier qu'elle a vaincu et derrière elle, une autre porte qui masque d'autres marches. Marie pleure toujours, son nez coule aussi, ça ne la gêne pas.

Victoire ! Maman, tu as vu ? J'ai réussi !

Elle se sent libre, sourit encore du jeu de mots sur le prénom de sa mère. Petite, elle jouait à " crier Victoire " pour un rien, et sa mère accourait à chaque fois, inquiète des cris de son enfant. Et toutes deux riaient. Parfois.
Marie reste raide et ouvre les deux mains en même temps, le bout de ses doigts a pris une drôle de couleur violette. Le pack d'eau se renverse, la bouteille ouverte termine de se vider sur le ciment, lui donnant une teinte plus foncée. Le sac de litière tombe droit et le fond cède. Les grains de litière qui s'éparpillent sur le sol font un joli bruit. Les épaules de Marie s'affaissent, sa posture redevient naturelle. Elle se retourne et s'adosse à cette porte qu'elle devait ouvrir. C'est l'autre porte qu'elle observe à présent, celle qui est rouge foncé. Elle sort son paquet de cigarette et en fume une. Le paquet est complétement écrasé mais les clopes ne sont pas trop abîmées. Elle fume doucement, de longues minutes, encore plus qu'à l'accoutumée puis jette le mégot et le paquet presque vide à terre.
Elle traverse le palier et ouvre la lourde porte rouge. Les marches ainsi découvertes sont différentes : en métal et beaucoup plus étroites, beaucoup plus raides. Elles mènent au toit. Marie monte encore, les yeux  plein de larmes mais pourtant vides. Elle a toujours le sourire mais il est figé comme un masque, une grimace. Il fait très sombre dans cette cage d'escalier, juste un rai de lumière qui filtre sous la porte tout en haut. Il n'y a pas de rampe, mais Marie n'en a pas besoin. Elle monte sans se demander si la porte est verrouillée. Elle devrait l'être, pourtant ce n'est pas le cas. Marie est un peu éblouie lorsqu'elle l'ouvre, le soleil est éclatant.
Le voyage est fini ou presque. Devant elle, les graviers qui couvrent le toit. Ils crissent sous ses pas. Le toit est ceint d'un rebord pas très haut, de la même hauteur qu'une marche d'escalier. La dernière marche. La plus facile à gravir : les trois cent soixante-quatre autres ne sont qu'un échauffement pour cette ultime marche. Le corps a enregistré tous les mouvements. Le genou se plie sans effort, le pied s'élève, se pose et hisse le corps tout entier sur l'étroite bande de béton.
Marie se tient aux frontières du solide et du réel, sur le bord du toit. Elle est si dépouillée, si vide, que cette légèreté devient sa force. Une bulle de savon dans les airs. Toute petite, toute frêle sous ce ciel écrasant de bleu.
Elle fait un pas en avant.

Victoire !