DOUZIÈME ÉTAGE



C'est la fin. 
La fin de toutes ces marches identiques. La dernière montée, ensuite retrouver la douche et Jean-Michel.

Ça y est ! Enfin. J'en ai marre. Assez. Je ne sens plus mes mains, mon dos est en bouillie. La caisse de Toby attendra que j'ai pris ma douche. Pauvre Toby...
Toby ?

Elle a oublié, mais une larme roule le long de sa joue. Puis une autre. Elle sanglote doucement, sans savoir pourquoi. Son visage est en feu, elle est rouge, larmes et sueur mêlées lui brûlent les yeux. Elle ne sent rien, elle n'éprouve rien, si ce n'est la joie et la fierté d'avoir atteint le terme du voyage sans avoir faibli. Il n'y a que cela qui compte.
Jean-Michel ne la félicitera sans doute pas. Quoiqu'elle fasse, quoiqu'elle dise, elle n'a jamais aucune félicitation, aucun compliment sauf sur son physique, son cul, mais jamais sur ses actes. Ça n'a jamais été et ne sera jamais. Elle se complimente alors elle-même, se remonte le moral, comme en ce moment.

Ça fait plus d'un an que j'habite ici et je n'ai jamais eu le courage de monter à pied, jusqu'à ce que j'y sois forcée. Jamais ne serait-ce qu'un étage ni ici, ni chez Papa. J'ai voulu le faire, une fois. Pour voir. Papa n'habite qu'au cinquième, mais Jean-Mi m'a traitée de cinglée. Il m'a dit que les ascenseurs n'étaient pas faits pour les chiens et m'a jetée dedans. Il ne le fera plus. Plus jamais. Je l'emmerde maintenant. Finis les humiliations et les coups. Je ne suis pas cinglée, pas plus que lui en tous cas. Il ne le fera plus.
      
Ce matin elle se lève assez tôt, comme à son habitude. S'habille silencieusement et déjeune dans la cuisine, non loin du sac poubelle qui commence à empester. L'odeur ne l'incommode pas. Ce matin elle est dans le vague, comme dans un rêve.
Elle ne cherche pas le chat, suppose qu'il dort encore. Il est malade, le pauvre. En buvant son café, elle se dit que c'est une belle journée aujourd'hui, il va faire très beau. Elle est de bonne humeur, même si elle a peu dormi et que ses yeux sont cernés. Ses mains tremblent un peu, son cœur cogne fort dans sa poitrine : sans doute l'effet de la caféine. Elle fume une cigarette par la fenêtre, en prenant soin de se pencher bien loin pour ne pas que la fumée n'entre dans la pièce. Le vide ne lui fait pas peur, elle n'a pas le vertige.
Elle ne pense à rien, juste aux quelques courses qu'elle doit aller faire. La liste est courte : de la litière et de l'eau.
Elle retourne dans la chambre pour se rendre à la salle de bain, se brosse les dents, se lave le visage et fait ses besoins. Elle ne tire pas la chasse pour ne pas le réveiller. En repassant par la chambre, elle s'arrête au pied du lit. Elle le regarde longuement, attentivement, le souffle court. Ses mains tremblent toujours alors elle serre les poings très fort. Lui dort au centre du lit ; il le fait toujours, qu'elle soit à ses côtés ou non. Il a la tête tournée vers la gauche, un filet de bave coule le long de son menton. Sa respiration est lourde, il dort très profondément, mais il ne ronfle pas. Il n'a pas ce défaut-là. Le sommeil lui ôte tout charme, il a un physique assez banal. Sans doute ne fait-il aucun rêve.
Marie se glisse sur la gauche du lit, près de la commode. Elle se penche un peu comme pour l'embrasser et le frappe par deux fois avec un objet lourd mais léger comme une plume dans sa main. C'est un gros chat bedonnant, un porte-bonheur en verre qu'elle a saisi sur le meuble. Une représentation animale naïve avec des yeux vides et doux. Comme les siens.
Aucun bruit si ce n'est celui des os du crâne qui cèdent et se brisent, et celui de son souffle à elle, court et haché. Il ne se réveille pas, ses yeux restent clos. Pas un mot, pas un cri. Qu'aurait-il pu lui dire ?
" Merde bébé, arrête tes conneries, tu vas te blesser ! " ou " Laisse moi dormir, sinon je t'en colle une ! " ??
Il y a beaucoup de sang, le lit en est couvert. Un peu sur le mur aussi, ça va endommager la peinture. Marie croit qu'elle s'est coupée, qu'elle saigne. Vite, elle va dans la salle de bain, se nettoie les mains. Elle frotte fort, très fort. Mais il n'a y a pas de coupure, ce n'est pas son sang à elle. Alors sans plus tarder, elle va faire ses courses, tout est oublié, effacé. Les traces et les souvenirs enfermés dans la chambre avec le corps.
Maintenant qu'elle est presque arrivée à son étage, Marie est un peu désemparée : que va-t-elle faire de cette journée après avoir réalisé ce qui pour elle est un exploit ?
        

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