TREIZIÈME ÉTAGE



J'y suis. Derrière cette porte grise, le couloir. Au bout du couloir, mon appartement. Voilà, ça y est. Ce n'est pas si terrible finalement. Je suis certaine que j'aurais pu tenir encore un étage ou deux. Je suis trempée, je dégouline de partout, mes clopes vont être mouillées... 

Cette idée la fait sourire. Elle se tient droite comme un i devant la porte. Sa porte. Son étage. Ses charges l'encadrent de part et d'autre, l'image est parfaite.
À sa gauche, l'escalier qu'elle a vaincu et derrière elle, une autre porte qui masque d'autres marches. Marie pleure toujours, son nez coule aussi, ça ne la gêne pas.

Victoire ! Maman, tu as vu ? J'ai réussi !

Elle se sent libre, sourit encore du jeu de mots sur le prénom de sa mère. Petite, elle jouait à " crier Victoire " pour un rien, et sa mère accourait à chaque fois, inquiète des cris de son enfant. Et toutes deux riaient. Parfois.
Marie reste raide et ouvre les deux mains en même temps, le bout de ses doigts a pris une drôle de couleur violette. Le pack d'eau se renverse, la bouteille ouverte termine de se vider sur le ciment, lui donnant une teinte plus foncée. Le sac de litière tombe droit et le fond cède. Les grains de litière qui s'éparpillent sur le sol font un joli bruit. Les épaules de Marie s'affaissent, sa posture redevient naturelle. Elle se retourne et s'adosse à cette porte qu'elle devait ouvrir. C'est l'autre porte qu'elle observe à présent, celle qui est rouge foncé. Elle sort son paquet de cigarette et en fume une. Le paquet est complétement écrasé mais les clopes ne sont pas trop abîmées. Elle fume doucement, de longues minutes, encore plus qu'à l'accoutumée puis jette le mégot et le paquet presque vide à terre.
Elle traverse le palier et ouvre la lourde porte rouge. Les marches ainsi découvertes sont différentes : en métal et beaucoup plus étroites, beaucoup plus raides. Elles mènent au toit. Marie monte encore, les yeux  plein de larmes mais pourtant vides. Elle a toujours le sourire mais il est figé comme un masque, une grimace. Il fait très sombre dans cette cage d'escalier, juste un rai de lumière qui filtre sous la porte tout en haut. Il n'y a pas de rampe, mais Marie n'en a pas besoin. Elle monte sans se demander si la porte est verrouillée. Elle devrait l'être, pourtant ce n'est pas le cas. Marie est un peu éblouie lorsqu'elle l'ouvre, le soleil est éclatant.
Le voyage est fini ou presque. Devant elle, les graviers qui couvrent le toit. Ils crissent sous ses pas. Le toit est ceint d'un rebord pas très haut, de la même hauteur qu'une marche d'escalier. La dernière marche. La plus facile à gravir : les trois cent soixante-quatre autres ne sont qu'un échauffement pour cette ultime marche. Le corps a enregistré tous les mouvements. Le genou se plie sans effort, le pied s'élève, se pose et hisse le corps tout entier sur l'étroite bande de béton.
Marie se tient aux frontières du solide et du réel, sur le bord du toit. Elle est si dépouillée, si vide, que cette légèreté devient sa force. Une bulle de savon dans les airs. Toute petite, toute frêle sous ce ciel écrasant de bleu.
Elle fait un pas en avant.

Victoire !



    
    

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